Ce fut la révolution des poussettes. Au fil des années 1970, un changement radical s'opère inopinément. L'enfant est désormais placé dans le sens de la marche, et non plus face à l'adulte. Olivier Rey part de cette observation pour conduire le lecteur dans un passionnant voyage intellectuel autour de la question des origines, de l'individu et de la modernité. Le monde est passé du règne de l'hétéronomie - domination de l'individu par les figures de la religion, de l'autorité et de la tradition - à celui de l'autonomie - où il s'imagine libéré du passé et producteur de lui-même. L'auteur est mathématicien. On ne le devinerait pas à la lecture de sa démonstration, qui se nourrit d'une heureuse variété de références philosophiques, scientifiques ou littéraires. Son propos est non d'instruire le procès de la modernité au nom d'un passéisme artificiel, mais plutôt de la comparer à ses propres prétentions.
Œuvres de science-fiction à l'appui, Olivier Rey montre à quel point le fantasme d'auto engendrement est au cœur des mentalités contemporaines. L'illusion que l'on ne doit rien au passé et tout à soi-même fait, bien sûr, des ravages dans les politiques éducatives. C'est qu'elle est, ici, conforté par le « bougisme » extrême d'un monde où rien n'est désormais assuré de permanence. L'auteur éclaire encore de ce jour l'engouement pour les différentes formes de procréation artificielle. Après s'être dégagé de la religion, explique-t-il, l'individu moderne est amené à se libérer de la sexualité, entendue comme appartenant, elle aussi, au mystère des origines.
L'auteur interroge le caractère «faussement rationnel» d'un monde qui croit pouvoir s'orienter grâce à la seule boussole scientifique et technique. Voilà qui «laisse la raison calculante seule avec elle-même - ce qui veut dire: seule avec l'inconscient». L'humanité passe alors dangereusement en pilotage automatique si l'on veut bien se rappeler que l'inconscient n'est autre que «l'infantile en nous».
Or cette alchimie entre modernité des moyens et archaïsme des fins entre en congruence avec la dynamique actuelle du capitalisme. Le dépérissement des codes éducatifs ou éthiques autorise la libre manipulation des individus par un marché qui étend sans cesse son empire. Le refoulement des origines et la quête d'immortalité participent d'une véritable régression de l'humanité. «La tendance à effacer le parcours, en proclamant l'enfant autonome et en voulant le vieillard toujours jeune, rapproche bizarrement l'humanité de l'animalité», observe Rey, qui appelle à une «refonte de la pensée». L'enjeu est bien d'inventer un autre rapport au passé et à la tradition que celui d'une brutale négation, caractéristique de la modernité. On ne se libère vraiment de ses origines qu'en les assumant.
Eric Dupin
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